Augustin Lignier, photographe professionnel à Paris, a commencé à s'interroger sur l'utilité de la prise de vue dans le monde moderne alors qu'il était étudiant en troisième cycle : Pourquoi tant d'entre nous se sentent-ils obligés de photographier leur vie et de partager ces images en ligne ? La question n'était pas nouvelle, mais elle a conduit Lignier, peu de temps après, à construire ce qui était, en fait, un photomaton pour les rats.
Pour son installation, Lignier a acheté deux rats mâles dans une animalerie, qu'il a baptisés Augustin et Arthur, son prénom (Augustin) et celui de son frère. L’artiste voit ses rats comme des « collaborateurs » et des « performeurs » qui posent pour la caméra. « Ils sont mignons », dit-il. Son installation, intitulée Selfie Rats, date de 2021, mais a suscité un regain d’intérêt après avoir été présentée dans le New York Times fin janvier.
Il s'est inspiré de B.F. Skinner, le célèbre comportementaliste qui avait conçu une chambre d'essai pour étudier l'apprentissage chez les rats. La boîte de Skinner, comme on l'a appelée, distribuait des boulettes de nourriture lorsque les rats poussaient un levier prévu à cet effet. Cette expérience est devenue l'un des paradigmes expérimentaux les plus connus en psychologie. Les scientifiques ont découvert que les rats en quête de récompense devenaient des pros du levier, poussant la barre vers le bas encore et encore en échange de nourriture ou même de drogue.
Lignier a construit sa propre version d'une boîte de Skinner - une haute tour transparente à laquelle est attachée une caméra - et a libéré les deux rats d'animalerie à l'intérieur. Dans la boîte de Lignier, lorsqu'Arthur et Augustin appuyaient sur le levier, un appareil photo prenait leur photo et l'affichait sur un écran devant eux où les rats pouvaient les voir (« Mais honnêtement, je ne pense pas qu'ils aient compris », a déclaré Lignier).
Au début, explique-t-il, le fait d'appuyer sur le levier permettait également de recevoir un morceau de sucre, récompensant ainsi les selfies par des friandises. « Ensuite, ils commencent à associer une action à un plaisir », explique Lignier. « Et ils commencent à jouer de plus en plus avec ».
Une fois que les rats ont été entraînés à appuyer sur le levier pour obtenir du sucre, Lignier a modifié les paramètres de l'expérience. Parfois, la prise d'une photo permettait d'obtenir un morceau de sucre, parfois non. Néanmoins, les rats ont continué à appuyer sur le bouton, prenant des dizaines de selfies. Au bout d'un certain temps, ils ont cessé de prendre la peine de manger le sucre, même lorsqu'il sortait.
« Chaque fois qu'ils appuient sur le bouton, ils éprouvent du plaisir dans leur cerveau », explique Lignier. « C'est pour cela qu'ils continuent ».
Lignier voit un lien entre la façon dont les rats utilisent la boîte à photos et la façon dont les humains utilisent les médias sociaux
Lignier compare ce comportement à celui des humains qui utilisent les réseaux sociaux pour se mettre en scène et recevoir des likes. Au départ, explique-t-il, les humains sont motivés par des récompenses mesurables, à savoir les mentions "J'aime" ou d'autres formes d'engagement sur les messages. « Les entreprises de médias numériques et sociaux utilisent le même concept pour garder l'attention du spectateur aussi longtemps que possible », a-t-il déclaré.
En effet, les médias sociaux ont été décrits comme « une boîte de Skinner pour l'homme moderne », distribuant des récompenses périodiques et imprévisibles - un "j'aime", un "je suis", une relation amoureuse prometteuse - qui nous maintiennent collés à nos téléphones.
De nombreux experts et chercheurs en comportement affirment que ce qui incite vraiment les gens à faire défiler et à publier des messages est la dopamine. La dopamine est une substance chimique produite dans le cerveau lorsque nous faisons quelque chose d'agréable, comme manger, faire de l'exercice ou avoir des relations sexuelles. Elle nous motive à poursuivre ce comportement agréable, ce qui explique qu'elle soit également liée à l'addiction.
« C’est pour réfléchir à notre comportement, comment on se comporte en ligne, comment on prend des images et pourquoi on prend des images, et pourquoi on interagit avec différents dispositifs, comme les téléphones, principalement, et les applications », a-t-il expliqué à la radio canadienne CBC.
Il espère que son projet artistique incitera les gens à réfléchir à leur usage des réseaux sociaux et à leur rapport à l’image. « Est-ce qu’on se prend en photo pour nous-mêmes ou pour les autres ? Est-ce qu’on se reconnaît dans nos selfies ? Est-ce qu’on cherche le plaisir ou la validation ? », sont autant de questions qu’il pose à travers son œuvre.
« Les grandes entreprises technologiques conçoivent notre comportement », a-t-il déclaré. « Mais nous pouvons toujours nous amuser et en profiter ».
Sources : Augustin Lignier, CBC
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Que pensez-vous du projet artistique de Lignier ? Trouvez-vous qu’il est original, provocateur, pertinent, inutile, etc. ?
Quel est votre rapport aux selfies et aux réseaux sociaux ? Vous prenez-vous souvent en photo ? Pourquoi ? Quelles sont les réactions que vous attendez ou que vous recevez ?
Pensez-vous que les réseaux sociaux peuvent créer une dépendance ? Avez-vous déjà ressenti le besoin de vous déconnecter ou de limiter votre usage ?
Que pensez-vous des rats qui se prennent en photo ? Les trouvez-vous mignons, intelligents, manipulés, exploités, etc. ?
Quelles sont les différences et les similitudes entre les rats et les humains dans leur comportement face à l’image ?